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alain de benoist - Page 79

  • Révolution conservatrice d'hier et d'aujourd'hui...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Pierre Saint-Servant pour Novopress et consacré à la Révolution conservatrice.Essayiste et philosophe, Alain de Benoist vient de publier récemment Quatre figures de la Révolution conservatrice (Amis d'Alain de Benoist, 2014) et Le Traité transatlantique et autres menaces (Pierre-Guillaume de Roux, 2015).

     

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    Révolution conservatrice d'hier et d'aujourd'hui

    La Révolution Conservatrice retient depuis plusieurs décennies votre attention. Dans votre dernier ouvrage, vous avez choisi de l’aborder par l’intermédiaire de quatre personnalités, symbole probable de la grande diversité de ce mouvement. Comment définiriez-vous cette Konservative Revolution ?

    Les représentants de la Révolution Conservatrice allemande n’ont que rarement utilisé ce terme pour se désigner eux-mêmes. L’expression ne s’est imposée qu’à partir des années 1950, à l’initiative de l’essayiste Armin Mohler, qui a consacré à cette mouvance un énorme « manuel » (La Révolution Conservatrice en Allemagne, 1918-1932) traduit en France en 1993. Elle désigne couramment ceux des adversaires de la République de Weimar, hostiles au traité de Versailles, qui se réclamaient d’une idéologie « nationaliste » distincte de celle du national-socialisme. Mohler les regroupe en trois familles principales : les jeunes-conservateurs (Moeller van den Bruck, Othmar Spann, Oswald Spengler, Carl Schmitt, Wilhelm Stapel, etc.), les nationaux-révolutionnaires (Ernst Jünger, Franz Schauwecker, Ernst Niekisch, etc.) et les Völkische, qui sont des populistes à tendance souvent biologisante ou mystique. La Révolution Conservatrice n’est donc pas du tout un mouvement unitaire, même s’il existe entre ses représentants certains points communs. C’est plus exactement une mouvance, qui ne comprend pas moins de trois ou quatre cents auteurs, dont seule une minorité ont été traduits en français. Cette mouvance n’a pas à proprement parler d’équivalent dans les autres pays européens, mais pour ce qui concerne la France, on pourrait à bien des égards la rapprocher de ceux que l’on a appelés les « non-conformiste des années trente ».

    Sous le IIIe Reich, peu de révolutionnaires conservateurs se sont ralliés au régime. Quand ils l’ont fait (comme Carl Schmitt), cela a généralement été pour peu de temps. Certains se sont exilés, quelques uns ont été assassinés (Edgar J. Jung), d’autres sont entrés dans la Résistance, ce qui leur a valu d’être emprisonnés (Ernst Niekisch) ou exécutés (Harro Schulze-Boysen). La plupart ont vécu dans une sorte d’exil intérieur (Jünger) rarement dépourvu d’ambiguïté.

    Si la Révolution Conservatrice reste méconnue en France, n’est-ce pas en partie à cause de la contradiction des termes qu’elle semble contenir ? Les définitions françaises et allemandes des termes « conservateur » et « révolutionnaire » seraient-elles à ce point différentes ?

    En France, le mot « conservatisme » est assez péjoratif. On le tient volontiers pour synonyme de « réactionnaire ». Il en va très différemment en Allemagne, où le mot « droite » est en revanche peu employé. L’association, à première vue surprenante, des mots « conservateur » et « révolutionnaire » témoigne d’abord, d’un point de vue théorique, d’une volonté de conciliation des contraires (c’est au fond l’idée hégélienne d’Aufhebung, de dépassement d’une contradiction). Mais elle répond aussi à l’idée que, dans le monde tel qu’il est devenu, seul un bouleversement général, c’est-à-dire une révolution, permettra de conserver ce qui vaut la peine d’être conservé : non pas le passé, mais ce qui ne passe pas. Arthur Moeller van den Bruck écrit ainsi : « Le réactionnaire se représente le monde tel qu’il a toujours été. Le conservateur le voit comme il sera toujours ». Il ajoute que, par opposition aux réactionnaires, qui ne comprennent rien à la politique, « la politique conservatrice est la grande politique. La politique ne devient grande que lorsqu’elle crée de l’histoire ».

    La confusion sémantique ne s’arrête pas là. Le terme « socialiste » est aujourd’hui utilisé (tant par ceux qui s’en réclament que par ceux qui s’y attaquent) à tort et à travers. Voir l’équipe Hollande-Valls-Macron se réclamer du socialisme est aussi ridicule qu’entendre certains invoquer une « dictature socialiste » pour nommer le désordre libéral-libertaire actuel. Que recouvre le socialisme dont se réclament à la fois Arthur Moeller, Werner Sombart ou encore Ernst Niekisch, au-delà de leurs nuances respectives ?

    Une idée propre à de nombreux révolutionnaires conservateurs est que « chaque peuple a son propre socialisme » (Moeller van den Bruck). Sous Weimar, la notion de « socialisme allemand » est d’usage courant aussi bien à droite qu’à gauche, y compris au sein des organisations nationalistes. Werner Sombart, grand spécialiste de l’histoire du mouvement social et du capitalisme, est d’ailleurs l’auteur d’un livre portant ce titre (Le socialisme allemand, traduction française en 1938). Oswald Spengler parle de « socialisme prussien », c’est-à-dire d’un socialisme porté par l’éthique et le style prussiens, qui rejette d’un même mouvement les valeurs bourgeoises et la « prolétarisation ». Expliquant que Marx a dévoyé le socialisme en l’entraînant en Angleterre, patrie du libéralisme, il affirme qu’il faut maintenant le « rapatrier » dans le pays où « chaque Allemand véritable est un travailleur ». Ces références montrent que pour la Révolution Conservatrice l’ennemi principal est très clairement le libéralisme.

    L’un des riches débats qui animèrent les rangs de la Révolution Conservatrice opposa les tenants d’un « ruralisme », admirateurs de la paysannerie et contempteurs du mode de vie urbain aux partisans d’une prise en main de la technique et de la figure mythique du Travailleur (que contribuèrent à forger tant Jünger que Niekisch). Que peut-on en retenir ?

    C’est en effet l’un des traits qui distinguent les jeunes-conservateurs des nationaux-révolutionnaires. Les premiers, très influencés par l’idée du Reich médiéval, en tiennent souvent pour une société des « états » (Stände) où la paysannerie, lieu par excellence des solidarités organiques et des traditions populaires, joue un rôle essentiel, tandis que les seconds se veulent à la fois plus radicaux et plus « modernistes ». Cela dit, un auteur comme Oswald Spengler n’hésite pas à donner une interprétation « faustienne » de la technique. Le cas d’Ernst Jünger est plus complexe. Son livre sur Le Travailleur (1932), qui oppose à la Figure du Bourgeois une sorte de métaphysique du Travail, est une apologie « titanesque » de la Technique en tant que facteur de « mobilisation totale », mais l’auteur des Orages d’acier reviendra par la suite sur cette façon de voir, notamment sous l’influence de son frère, Friedrich Georg Jünger, auteur dans l’immédiat après-guerre d’un livre très hostile à la technique (Die Perfektion der Technik) que l’on peut considérer comme un ouvrage fondateur de l’écologisme actuel.

    Ce qui frappe dans les portraits que vous dressez, c’est la difficile incarnation politique des idéaux portés par la Révolution Conservatrice. L’extraordinaire fécondité intellectuelle de ce mouvement donne d’autant plus le vertige que ses réalisations politiques paraissent faibles. Qu’en est-il ?

    Il est exact que la Révolution Conservatrice n’a pas réussi à s’imposer politiquement, ce qui est fort dommage, car elle aurait évidemment constitué une alternative positive à l’hitlérisme. Sur le plan politique, elle s’est plutôt manifestée par des activités « ligueuses », des clubs de réflexion, des associations multiples et variées, ce qui n’empêche pas qu’on repère sans peine son influence à l’intérieur du Mouvement de jeunesse (Jugendbewegung) issu de l’ancien Wandervogel, ou à la faveur d’événements ponctuels, comme la révolte paysanne dans le Schleswig Holstein. Mais cela n’a pas suffi à en faire une dynamique de premier plan. Cela s’explique notamment par le fait qu’à quelques exceptions près, les représentants de la Révolution Conservatrice n’étaient pas des politiciens, mais des écrivains et des théoriciens. D’un autre côté, c’est aussi ce qui nous permet de les lire encore aujourd’hui avec profit.

    La Révolution Conservatrice semble trouver des échos inattendus dans la nouvelle critique anti-libérale qui émerge actuellement avec des auteurs tels que Jean-Claude Michéa, Dany Robert-Dufour mais aussi Hervé Juvin, ou encore le jeune Charles Robin que vous avez édité récemment. Que manque-t-il à ce renouveau pour qu’il puisse « faire école » ?

    Disons que certaines thématiques propres à la Révolution Conservatrice resurgissent incontestablement aujourd’hui. Mais on pourrait en dire autant des idées des « non-conformistes des années trente », qu’il s’agisse de Thierry Maulnier, Bertrand de Jouvenel, Alexandre Marc, Robert Aron, Bernard Charbonneau et tant d’autres. Ce qu’il faut, c’est que cette tendance s’amplifie. Au-delà des évolutions individuelles, de plus en plus nombreuses, ce qui me paraît le plus de nature à y contribuer, c’est le fait que l’on voit aujourd’hui s’imposer de nouveaux clivages qui rendent chaque jour plus obsolète le vieux clivage droite-gauche. Le clivage essentiel est désormais celui qui oppose partisans et adversaires de la mondialisation, ou encore le peuple et la classe dominante. La critique du libéralisme peut dans cette optique jouer un rôle fédérateur

    « Droite libérale et gauche sociétale semblent communier dans un même aveuglement », résume Christopher Gérard pour évoquer le récent ouvrage de Paul-François Paoli, Malaise de l’Occident. Vers une révolution conservatrice ? C’est la collusion de ces deux camps que vous démontrez implacablement depuis des décennies. Avez-vous le sentiment que cette compréhension avance ?

    J’ai en effet ce sentiment. Jean-Claude Michéa a joué à cet égard un rôle très important, en montrant (ou en rappelant) l’identité de nature existant entre le libéralisme économique, surtout défendu par la droite, et le libéralisme culturel ou sociétal, surtout défendu par la gauche. La révolution permanente des mœurs ne peut qu’aller de pair avec la libération totale du marché, l’une et l’autre relevant d’une même conception anthropologique, fondée sur l’axiomatique de l’intérêt et sur ce que Heidegger appelle la « métaphysique de la subjectivité ». Un gouvernement associant à la fois Emmanuel Macron et Najat Vallaud-Belkacem en est une illustration frappante. Le fait nouveau est la réapparition « à droite » d’une critique radicale du capitalisme libéral, que je crois aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Elle a l’avantage de faire apparaître l’inconséquence tragique de ces « nationaux-libéraux » qui veulent à la fois défendre le système du marché et des « valeurs traditionnelles » que ce système ne cesse d’éliminer.

    Paoli évoque « la précarité intellectuelle de nos enfants, des adolescents qui n’ont aucun repère et dont la culture historique est très pauvre. » et poursuit : « Le mode de vie consumériste fondé sur la consommation de masse a appauvri ce pays. Il l’a appauvri culturellement et symboliquement ». Pour conclure, ne peut-on pas envisager que si une révolution conservatrice est en germe, elle s’incarne plus dans des modes de vie dissidents (citadelle ou grain de sable) que dans une énième structure politique ?

    Vous avez sans doute raison. Face à un système de l’argent en passe de se détruire lui-même du fait de ses contradictions internes, l’action politique, si utile qu’elle puisse être, trouve très vite ses limites. Se rebeller contre ce système exige d’adopter des modes de vie ou des styles de vie différents, ce qui implique un patient dessaisissement par rapport à l’idéologie dominante, à commencer par le primat des valeurs marchandes. Serge Latouche parle à ce propos de « décolonisation » de l’imaginaire symbolique, formule qui me paraît bien trouvée. C’est à cette condition que l’on pourra voir réapparaître à l’échelon local des « espaces libérés » où la réanimation du lien social permettra l’émergence d’une nouvelle citoyenneté sur la base de valeurs partagées.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Pierre Saint-Servant (Novopress, 4 et 5 février 2015)

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  • L'effacement du politique ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'émission de TV Libertés consacrée au débat d'idées, intitulée Les idées à l'endroit et animée par Alain de Benoist et Olivier François. Ce deuxième débat est consacré à l'effacement du politique, avec autour de la table Michel Maffesoli, sociologue et ancien élève de Gilbert Durand et de Julien Freund, Marco Tarchi, politologue italien, professeur à l’université de Florence et chef de file de la « Nouvelle Droite » transalpine et Pierre Le Vigan, essayiste, auteur de L'effacement du politique (La Barque d'Or, 2014).

     

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  • « Tous les mouvements de résistance ont fait appel à la violence ! » ...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question de la violence...

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    « Tous les mouvements de résistance ont fait appel à la violence ! »

    Violence des rues (faits divers de plus en plus sordides), mais aussi violence institutionnelle (le terrorisme d’État est autrement plus mortifère que son homologue « privé »), ou encore violence sociale (licenciements de masse afin de satisfaire les intérêts de l’actionnariat). Peut-on dire que notre société devient de plus en plus violente ?

    C’est très difficile à dire. La violence est de tous les temps, parce qu’elle s’enracine dans la nature humaine. L’homme n’est ni naturellement bon (il serait « corrompu par la société »), ni naturellement mauvais (théorie du péché originel), mais capable à la fois du meilleur et du pire. C’est ce qui le rend à la fois imprévisible et dangereux – les institutions ayant pour raison d’être de le prémunir contre lui-même. En ce sens, la violence est consubstantielle à la dynamique de toute société, qui se doit de la canaliser d’une manière ou d’une autre. Mais il y a bien entendu des périodes plus violentes que d’autres, et aussi des facteurs aggravants. L’urbanisation, par exemple, favorise la violence criminelle parce qu’elle généralise le déracinement et l’anonymat, et qu’elle diminue le sens de l’appartenance et du commun. Mais ce qui augmente aujourd’hui le plus, c’est la sensibilité à la violence. Cela fait partie de la schizophrénie de l’époque : de même qu’on n’a jamais fait autant la guerre que depuis que l’on a proclamé la valeur absolue de la paix, on n’a jamais autant refusé la violence que depuis qu’elle ressurgit partout.

    La violence est fondamentalement polymorphe. C’est pourquoi en parler dans l’abstrait n’a guère de sens. Tout est affaire de contexte. Il ne faut pas oublier non plus que l’agressivité peut se révéler utile dans certaines circonstances, ne serait-ce que pour faire face à un ennemi. C’est ce que Konrad Lorenz avait rappelé dans un livre resté célèbre. Julien Freund et après lui Michel Maffesoli ont eux aussi beaucoup insisté sur l’ambiguïté fondamentale de la violence, qui peut aussi bien être créatrice que destructrice. Schumpeter a également employé l’expression de « destruction créatrice » pour caractériser le processus d’innovation à l’œuvre dans l’activité économique et industrielle (il y voyait même la « donnée fondamentale » du capitalisme). On l’a oublié, parce que nous avons tendance à nous aligner sur la langue anglaise, qui n’a pas de mot pour désigner le sens positif de la violence. Cela n’a pas toujours été le cas. Pascal, dans ses Pensées (n° 498), parle de la « violence amoureuse et légitime ». Maurice Bellet, plus récemment, évoquait la « bienheureuse violence » qui caractérise les fortes personnalités. Le mot latin violentia dérive d’ailleurs de vis, qui signifie tout simplement « vigueur ».

    Pour Georges Sorel, la violence n’est pas à confondre avec la force. Pour Éric Zemmour, il y a aussi une violence légitime, puisqu’il affirme, à propos de la peine de mort, qu’une société incapable de tuer pour se protéger est une société qui meurt. Y a-t-il contradiction entre ces différents points de vue ?

    Politiquement parlant, il est généralement admis que la violence devient légitime lorsqu’il n’existe plus d’autre moyen de s’exprimer. C’est le fondement du « droit à l’insurrection », qui justifie le recours à la violence quand elle est mise au service du tyrannicide ou de la résistance à l’oppression. Mais cela pose le problème de l’attitude que l’on peut adopter face à la tyrannie fondée sur une violence systémique, structurelle ou symbolique. Tous les mouvements de résistance ont fait appel à la violence, tous les mouvements de décolonisation aussi, et ils l’ont souvent fait avec succès. Georges Sorel exaltait la « violence prolétarienne » qui « nie la force organisée par la bourgeoisie et prétend supprimer l’État qui en forme le noyau central » (Réflexions sur la violence). Cet éloge de la violence contre la force peut surprendre, car nous sommes plutôt portés à entendre l’inverse : l’éloge de la force et la critique de la violence. Mais le point de vue de Sorel s’éclaire dès qu’on le met en rapport avec l’opposition entre légalité et légitimité. L’État prétend détenir le « monopole de la violence légitime » (Max Weber), mais il n’est jamais que titulaire d’une légalité qui n’est pas synonyme de légitimité. Face au pouvoir légal, la violence peut devenir légitime.

    « On aurait tort, écrit Michel Onfray, de braquer le projecteur sur les seules violences individuelles alors que tous les jours, la violence des acteurs du système libéral fabrique les situations délétères dans lesquelles s’engouffrent ceux qui, perdus, sacrifiés, sans foi ni loi, sans éthique, sans valeurs, exposés aux rudesses d’une machine sociale qui les broie, se contentent de reproduire à leur degré, dans leur monde, les exactions de ceux qui les gouvernent et demeurent dans l’impunité. Si les violences dites légitimes cessaient, on pourrait enfin envisager la réduction des violences dites illégitimes. »

    Même si le phénomène demeure encore marginal, de plus en plus de Français sont tentés par l’autodéfense. Cette « violence » vous paraît-elle légitime ?

    Tout à fait légitime, mais seulement jusqu’à un certain degré, car l’autodéfense peut aussi déboucher sur la vendetta, qui est le contraire de la justice. En France, les lois qui définissent l’autodéfense me paraissent trop restrictives. Aux États-Unis, elles ne le sont pas assez. La culture américaine est depuis toujours une culture de la violence. Savez-vous qu’entre 1968 et 2012, on a compté aux États-Unis 1,3 million d’homicides par armes à feu, soit plus de victimes qu’il n’y a jamais eu de morts au combat durant toutes les guerres auxquelles ce pays a participé ?

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 3 janvier 2015)

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  • Qu'est-ce qu'un événement ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Grégoire Gambier, cueilli sur le site de l'Iliade, l'institut pour la longue mémoire européenne, et consacré à la notion d'événement...

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    Qu'est-ce qu'un événement ?

    Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total, culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau, pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.

    Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire » (George Duby).

    C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et « pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » – que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et affronter le Retour du Tragique.

    Tout commence avec les Grecs…

    Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.

    Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » (1)

    Tout est dit.

    Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide » (2)

    Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées analyse comme suit ce court mais très éclairant extrait :

    1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.

    2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses.

    3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.

    4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité.

    5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».

    Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. Un discours de François Hollande non plus…

    Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements précédents.

    Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »

    La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.

    L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.

    Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.

    Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta.

    Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique, Paris, 1921).

    Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement (4) :

    1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits eux-mêmes.

    2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee.

    3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.

    Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.

    Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale », parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.

    Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité (5).

    L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de 1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.

    Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :

    1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;

    2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des sociétés ;

    3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.

    Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double avantage de raisonner à l’aune du temps long :

    • l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des phénomènes massifs, donc significatifs) ;
    • l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » – entre les différentes sciences humaines).

    Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :

    • par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
    • et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial, dogmatique, de l’histoire politique).

    Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de l’histoire », 1974).

    Nous y sommes.

    L’approche morphologique : Spengler et Toynbee

    Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle, la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr Spengler.

    L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes d’apparence similaire, même s’ils se sont produits à des époques et dans des sociétés très différentes. Les auteurs des morphologies cherchent ainsi dans l’histoire à repérer de « grandes lois » qui se répètent, dont la connaissance permettrait non seulement de comprendre le passé mais aussi, en quelque sorte, de « prophétiser l’avenir ».

    Avec Le déclin de l’Occident, publié en 1922, Oswald Spengler frappe les esprits – et il frappe fort. Influencé par les néokantiens, il propose une modélisation de l’histoire inspirée des sciences naturelles, mais en s’en remettant à l’intuition plutôt qu’à des méthodes proprement scientifiques. Sa méthode : « La contemplation, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, la juste appréciation des sentiments » (7). Comme les présupposés idéologiques pourraient induire en erreur, la contemplation doit porter sur des millénaires, pour mettre entre l’observateur et ce qu’il observe une distance – une hauteur de vue – qui garantisse son impartialité.

    De loin, on peut ainsi contempler la coexistence et la continuité des cultures dans leur « longue durée », chacune étant un phénomène singulier, et qui ne se répète pas, mais qui montre une évolution par phases, qu’il est possible de comparer avec celles d’autres cultures (comme le naturaliste, avec d’autres méthodes, compare les organes de plantes ou d’animaux distincts).

    Ces phases sont connues : toute culture, toute civilisation, naît, croît et se développe avant de tomber en décadence, sur des cycles millénaires. Etant entendu qu’« il n’existe pas d’homme en soi, comme le prétendent les bavardages des philosophes, mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance, subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie » (8).

    Certes, le terme de « décadence » est discutable, en raison de sa charge émotive : Spengler précisera d’ailleurs ultérieurement qu’il faut l’entendre comme « achèvement » au sens de Goethe (9). Certes, la méthode conduit à des raccourcis hasardeux et des comparaisons parfois malheureuses. Mais la grille d’analyse proposée par Spengler reste tout à fait pertinente. Elle réintroduit le tragique dans l’histoire. Elle rappelle que ce sont les individus, et non les « masses », qui font l’histoire. Elle stimule enfin la nécessité de déceler, « reconnaître » (au sens militaire du terme) les éléments constitutifs de ces ruptures de cycles.

    L’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :

    1) Le jeu de la volonté de puissance et des multiples obstacles qui lui sont opposés, mettant en présence et développant les forces internes de chaque société ;

    2) Le rôle moteur des individus, des petites minorités créatrices qui trouvent les voies que les autres suivent par mimétisme. Les processus historiques sont ainsi affranchis des processus de nature sociale, ou collective, propres à l’analyse marxiste – malgré la théorie des « minorités agissantes » du modèle léniniste.

    En dépit de ses limites méthodologiques, et bien que sévèrement remise en cause par la plupart des historiens « professionnels », cette approche morphologique est particulièrement stimulante parce qu’elle intègre à la fois la volonté des hommes et le « temps long » dans une vision cyclique, et non pas linéaire, de l’histoire. Mais elle tend à en conserver et parfois même renforcer le caractère prophétique, « hégélien », mécanique. Surtout, elle semble faire de l’histoire une matière universelle et invariante en soi, dominée par des lois intangibles. Pourtant, Héraclite déjà, philosophe du devenir et du flux, affirmait que « Tout s’écoule ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve » (Fragment 91).

    Le questionnement philosophique

    La philosophie, par son approche conceptuelle, permet justement de prolonger cette première approche, historique, de l’événement.

    Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des problématiques soulevées par la notion d’événement, qui a bien évidemment interrogé dès l’origine la réflexion philosophique par les prolongements évidents que celui-ci introduit au Temps, à l’Espace, et à l’Etre.

    L’approche philosophique exige assez simplement de réfléchir aux conditions de discrimination par lesquelles nous nommons l’événement : à quelles conditions un événement se produit-il ? Et se signale-t-il comme événement pour nous ? D’un point de vue philosophique, déceler l’événement revient donc à interroger fondamentalement l’articulation entre la continuité successive des « ici et maintenant » (les événements quelconques) avec la discontinuité de l’événement remarquable (celui qui fait l’histoire) (11).

    Dès lors, quelques grandes caractéristiques s’esquissent pour qualifier l’événement :

    1) Il est toujours relatif (ce qui ne veut pas dire qu’il soit intrinsèquement subjectif).

    2) Il est toujours double : à la fois « discontinu sur fond de continuité », et « remarquable en tant que banal ».

    3) Il se produit pour la pensée comme ce qui lui arrive (ce n’est pas la pensée qui le produit), et de surcroît ce qui lui arrive du dehors (il faudra d’ailleurs déterminer d’où il vient, qui le produit). Ce qui n’empêche pas l’engagement, comme l’a souligné – et illustré –Thucydide.

    Le plus important est que l’événement « fait sens » : il se détache des événements quelconques, de la série causale précédente pour produire un point singulier remarquable – c’est-à-dire un devenir.

    L’événement projette de façon prospective, mais aussi rétroactive, une possibilité nouvelle pour les hommes. Il n’appartient pas à l’espace temps strictement corporel, mais à cette brèche entre le passé et le futur que Nietzsche nomme « l’intempestif » et qu’il oppose à l’historique (dans sa Seconde Considération intempestive, justement). Concept que Hannah Arendt, dans la préface à La Crise de la culture, appelle « un petit non espace-temps au cœur même du temps » (12).

    C’est un « petit non espace-temps », en effet, car l’événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes – sans quoi il serait noyé dans la masse des faits. Le temps n’est donc plus causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d’une histoire progressive : il est brisé. Et l’homme (celui qui nomme l’événement) vit dans l’intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduirait, naïvement, vers le progrès.

    Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)

    Prédire ? Non : pré-voir !

    Pour conclure, il convient donc de croiser les apports des recherches historiques et des réflexions philosophiques – et en l’espèce métaphysiques – pour tenter de déceler, dans le bruit, le chaos et l’écume des temps, ce qui fait événement.

    On aura compris qu’il n’y a pas de recette miracle. Mais que s’approcher de cette (re)connaissance nécessite de décrypter systématiquement un fait dans ses trois dimensions :

    1) Une première dimension, horizontale sans être linéaire, plutôt « sphérique » mais inscrite dans une certaine chronologie : il faut interroger les causes et les remises en causes (les prolongements et les conséquences) possibles, ainsi que le contexte et les acteurs : qui sont-ils et surtout « d’où parlent-ils » ? Pourquoi ?

    2) Une deuxième dimension est de nature verticale, d’ordre culturel, social, ou pour mieux dire, civilisationnel : il faut s’attacher à inscrire l’événement dans la hiérarchie des normes et des valeurs, le discriminer pour en déceler la nécessaire altérité, l’« effet rupture », le potentiel révolutionnaire qu’il recèle et révèle à la fois.

    3) Une troisième dimension, plus personnelle, à la fois ontologique et axiologique, est enfin nécessaire pour que se croisent les deux dimensions précédentes : c’est l’individu qui vit, et qui pense cette vie, qui est à même de (re)sentir l’événement. C’est son histoire, biologique et culturelle, qui le met en résonance avec son milieu au sens large.

    C’est donc fondamentalement dans ses tripes que l’on ressent que « plus rien ne sera comme avant ». L’observateur est un acteur « en dormition ». Dominique Venner a parfaitement illustré cette indispensable tension.

    Il convient cependant de rester humbles sur nos capacités réelles.

    Et pour ce faire, au risque de l’apparente contradiction, relire Nietzsche. Et plus précisément Par-delà le bien et le mal : « Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là … des étoiles. »

    Grégoire Gambier (Institut Iliade, 18 janvier 2015)

    Ce texte est une reprise actualisée et légèrement remaniée d’une intervention prononcée à l’occasion des IIe Journées de réinformation de la Fondation Polemia, organisées à Paris le 25 octobre 2008.

    Notes

    (1) Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, traduction, introduction et notes de Jacqueline De Romilly, précédée de La campagne avec Thucydide d’Albert Thibaudet, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

    (2) Ibid. Dans ce texte pénétrant, Thibaudet rappelle notamment l’histoire des livres sibyllins : en n’achetant que trois des neuf ouvrages proposés par la Sybille et où était contenu l’avenir de Rome, Tarquin condamna les Romains à ne connaître qu’une fraction de vérité – et d’avenir. « […] peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers de notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux ».

    (3) Après bien des tâtonnements malheureux, les manuels scolaires ont fini par réhabiliter l’intérêt pédagogique principal de la chronologie. Au niveau académique, on doit beaucoup notamment à Georges Duby (1919-1996). Médiéviste qui s’est intéressé tour à tour, comme la plupart de ses confrères de l’époque, aux réalités économiques, aux structures sociales et aux systèmes de représentations, il accepte en 1968 de rédiger, dans la collection fondée par Gérald Walter, « Trente journées qui ont fait la France », un ouvrage consacré à l’un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce sera Le dimanche de Bouvines, publié pour la première fois en 1973. Une bombe intellectuelle qui redécouvre et exploite l’événement sans tourner le dos aux intuitions braudeliennes. Cf. son avant-propos à l’édition en poche (Folio Histoire, 1985) de cet ouvrage (re)fondateur : « C’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est ‘grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens’, parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. »

    (4) Cette analyse, ainsi que celle qui suit concernant l’Ecole des Annales, est directement inspirée de La nouvelle histoire, sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, CEPL, coll. « Les encyclopédies du savoir moderne », Paris, 1978, pp. 166-167.

    (5) Cf. la revue de sociologie appliquée « Terrain », n°38, mars 2002.

    (6) Cf. L’histoire, Editions Grammont, Lausanne, 1975, dont s’inspire également l’analyse proposée des auteurs « morphologistes » – Article « Les morphologies : les exemples de Spengler et Toynbee », pp. 66-73.

    (7) Ibid.

    (8) Ecrits historiques et philosophiques – Pensées, préface d’Alain de Benoist, Editions Copernic, Paris, 1979, p. 135.

    (9) Ibid., article « Pessimisme ? » (1921), p. 30.

    (10) Une traduction française et condensée est disponible, publiée par Elsevier Séquoia (Bruxelles, 1978). Dans sa préface, Raymond Aron rappelle que, « lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l’orgueil de vaincre, dans l’ivresse de la puissance le secret du destin », ajoutant : « Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d’en haut, inclinait à une vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant » (p. 7).

    (11) L’analyse qui suit est directement inspirée des travaux du Centre d’Etudes en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (Cerphi), et plus particulièrement de la leçon d’agrégation de philosophie « Qu’appelle-t-on un événement ? », www.cerphi.net.

    (12) Préface justement intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Folio essais Gallimard, Paris, 1989 : « L’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique (…) Chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (p. 24). Etant entendu que cette vision ne vaut pas négation des vertus fondatrices de l’événement en soi : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liés comme aux seuls guides propres à l’orienter » – Citée par Anne Amiel, Hannah Arendt – Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p. 7.

    (13) Ibid. Ce que le poète René Char traduira, au sortir de quatre années dans la Résistance, par l’aphorisme suivant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946).

    (14) Etant entendu que le concept n’a pas valeur historique, ni même temporelle, car il se situe pour Nietzsche en dehors de l’homme et du temps pour concerner l’Etre lui-même : c’est « la formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Ecce Homo). L’Eternel retour découle ainsi de la Volonté de puissance pour constituer l’ossature dialectique du Zarathoustra comme « vision » et comme « énigme » pour le Surhomme, dont le destin reste d’être suspendu au-dessus du vide. Pour Heidegger, les notions de Surhomme et d’Eternel retour sont indissociables et forment un cercle qui « constitue l’être de l’étant, c’est-à-dire ce qui dans le devenir est permanent » (« Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », in Essais et conférences, Tel Gallimard, 1958, p. 139).

    (15) « Post-scriptum – Lettre à un jeune étudiant », in Essais et conférences, ibid., p. 219. En conclusion à la conférence sur « La chose », Heidegger rappelle utilement que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. Ce qui petitement naît du monde et par lui, cela seul devient un jour une chose »…

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  • Le grand retournement...

    Le nouveau numéro de la revue Eléments (n°154, janvier - mars 2015) est disponible en kiosque.

    Dans ce numéro spécial (96 pages), Pascal Esseyric et Patrick Péhèle nous offre  un dossier sur le thème du grand retournement des idées lié à l'agonie du libéralisme libertaire, avec des articles d'Alain de Benoist, de Laurent Cantamessi et de René Lebras.

    Dans le reste de la revue, on trouvera un long entretien entre Alain de Benoist et Eric Zemmour ("Accords & désaccords"), et des articles sur Houellebecq, Onfray, Foucault, Jean Jaurès, Yves Rouquette, Guy Dupré et Joseph Delteil, ou encore sur le libéralisme, la démocratie 2.0, le yazdanisme, l'Ukraine, la Russie ou le concept de multivers  Et on retrouvera la chronique cinéma de Ludovic Maubreuil, la Chronique d'une fin du monde sans importance de Xavier Eman , la page polars de Pierric Guittaut et l'éditorial de Robert de Herte intitulé « Le tournant ? ».  

    Bonne lecture !

    Vous pouvez commander ce numéro ou vous abonner sur le site de la revue : http://www.revue-elements.com.

     

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    Éditorial

    Le tournant ? par Robert de Herte

    Forum...

    L'entretien

    La langue métapolitique de Philippe Le Guillou, par Michel Marmin

    Cartouches

    L'actualité des idées, des sciences, du cinéma, des arts et des lettres

    Chronique cinéma, par Ludovic Maubreuil

    Tour d'Europe des musées militaires: Poznan, par Laurent Schang

    Romans noirs, par Pierric Guitlaut

    Chronique d'une fin du monde sans importance, par Xavier Eman

    Sciences, par Bastien O'Danieli

    Le combat des idées

    Astrophysique: le temps des Multivers, par Jean-François Gautier

    L'Ukraine et la Russie, par Pierre Bérard

    Le yazdanisme, un paganisme kurde?, par Christian Bouchet

    Accords & désaccords avec Eric Zemmour, entretien par Alain de Benoist

    Le cas Houellebecq, par Laurent Cantamessi & Bruno Larebière

    Les deux faces du libéralisme selon Charles Robin, par Pascal Eysseric

    Critique du concept de décence ordinaire, par François de Négroni

    Réponse à François de groni, par David L'Épée et Charles Robin

    La démocratie 2.0 est-elle soluble dans le marché?, par David L'Épée

    Les mânes de Guy Dupré, par Guillaume Pinaut

    La dernière leçon de Guy Dupré, entretien par Guillaume Pinaut

    Cher Michel Onfray, encore un effort !, par Fabrice Valclérieux

    Michel Foucault, par François Bousquet

    Joseph Delteil, écrivain paléolithique, par Olivier François

    Yves Rouquette, l'Occitanie en deuil, par Rémi Soulié

    Jean Jaurès, du mythe à la réalité, par Pierre Le Vigan

    Dossier

    Le grand retournement

    Le grand bouleversement des idées, par Alain de Benoist

    Ce qui frémit dans la jeunesse de notre pays, par Laurent Cantamessi

    A nos amis anarchistes, par René Lebras

    Ëphémérides

     

     

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  • "Une France plongée en état d’apesanteur et noyée dans la moraline"...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux suites des attentas des 7, 8 et 9 janvier 2015...

    On pourra regretter le caractère un peu superficiel de la réponse à la dernière question...

    D'abord pourquoi parler d'islamophobie ? Le fait de ne pas apprécier l'islam, religion monothéiste extra-européenne, ou à tout le moins de s'inquiéter de la place un peu envahissante qu'il commence à prendre en France, n'est pas une maladie mentale mais bien une opinion, pas totalement absurde me semble-t-il.

    Il faudrait faire une distinction entre islam et islamisme... Soit. Mais on nous demande maintenant de faire une distinction entre islamisme modéré et islamisme radical... Reconnaissons que cela devient un peu compliqué. Le "vivre-ensemble" implique-t-il de devenir des spécialistes de théologie islamique ? Comme le notait fort justement Vincent Coussedière  dans un texte intitulé « Six thèses sur l'angélisme qui nous gouverne » : "Pourquoi les Français devraient-ils être savants en matière d’islam et être rendus responsables de la difficile articulation entre islam et islamisme? C’est aux musulmans, par définition «savants» en islam, qu’il appartient de ne pas s’amalgamer à l’islamisme et de montrer à leurs concitoyens, par leurs paroles et par leurs actes, qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur et que cet amalgame est effectivement infondé".

    Enfin je ne vois pas en quoi le rejet de l'islam envahissant impliquerait automatiquement l'approbation du mode de vie occidental et de l'américanisation de la société... Il me semble que les Etats-Unis ont assez vigoureusement critiqué la loi interdisant le port de la burqa dans l'espace publique. L'islam envahissant et le communautarisme qu'il génère ont donc, au contraire, tout à voir avec l'américanisation de la société. En fréquentant un peu la banlieue, on le découvre rapidement : une jeune femme peut avoir des Nike aux pieds et porter le voile intégral !...

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    « Une France plongée en état d’apesanteur et noyée dans la moraline »

    Près de quatre millions de personnes qui défilent, après les attentats, pour un journal qui vendait péniblement à 30.000 exemplaires, c’est en soi un événement. Grand moment de communion nationale ou psychose collective ?

    Les manifestations auraient eu du sens si elles s’étaient bornées à exprimer de façon solennelle le refus du terrorisme par le peuple français. Organisées par le gouvernement et les partis politiques, elles se sont transformées en une immense vague d’identification victimaire symbolisée par le slogan « Je suis Charlie », promu de manière orwellienne nouveau mot d’ordre « républicain ». Dès lors, il ne s’agissait plus tant de condamner des attentats et des assassinats que de s’identifier aux « valeurs » de Charlie Hebdo, c’est-à-dire à la culture du blasphème et de la dérision.

    Durant la manifestation et les jours qui ont suivi, dans une France plongée en état d’apesanteur et noyée dans la moraline, on aura tout vu. Les cloches de Notre-Dame de Paris sonnant le glas pour les bouffeurs de curé. L’« union nationale » sans le Front national. La « liberté d’expression » réduite au droit au blasphème et s’arrêtant à Dieudonné. Celle des caricaturistes dépendant de la personne visée (Mahomet en train de sodomiser un porc : tellement drôle ! Christiane Taubira en guenon : intolérable !). Des bataillons de chefs d’État (deux fois le G20 !) chantant les louanges d’un titre dont ils n’avaient jamais entendu parler huit jours plus tôt. Des millions de zombies se ruant dans les kiosques pour acheter, tel le dernier smartphone, un journal qu’ils n’avaient jamais eu la curiosité d’ouvrir depuis vingt ans. Le badge « Je suis Charlie » succédant au ruban pour le SIDA et à la petite main de « Touche pas à mon pote ». Spectacle surréaliste ! Tout le monde il est gentil, tout le monde il est Charlie, dans le grand hospice occidental transformé en bisounurserie. Les rédacteurs de Charlie Hebdo, qui se voulaient tout sauf « consensuels », auraient été les premiers stupéfaits de se voir ainsi canonisés. Quant aux djihadistes, ils ont dû bien rigoler : un défilé des moutons n’a jamais impressionné les loups.

    Ces cortèges peuvent-ils être mis sur le même plan que le défilé gaulliste sur les Champs-Élysées en 1968, les marches contre Jean-Marie Le Pen en 2002 ou la déferlante de la Manif pour tous ?

    Je ne le crois pas. Pour Valls et Hollande, la manifestation avait au moins six objectifs : marginaliser le Front national et neutraliser l’UMP (qui est évidemment tombée dans le panneau la tête la première) au nom de l’« union sacrée », solidariser les Français autour d’une classe politique gouvernementale discréditée, justifier l’engagement de la France dans une nouvelle guerre d’Irak où elle n’a rien à faire, mettre en place un espace policier européen où l’on sait d’avance que ce ne sont pas seulement les islamistes qui seront surveillés (Manuel Valls affirmant sans rire que les « mesures exceptionnelles » qu’il s’apprête à prendre ne seront pas des mesures d’exception !), faire croire que le terrorisme auquel nous sommes aujourd’hui confrontés a plus à voir avec le Proche-Orient qu’avec l’immigration et la situation des banlieues, enfin persuader l’opinion que, « face au terrorisme », la France, fidèle vassale du califat américain, ne peut qu’être solidaire de pays occidentaux qui n’ont jamais cessé d’encourager l’islamisme, tout en noyant leurs erreurs et leurs crimes derrière le rideau de fumée du « choc des civilisations » (Poutine n’avait bien sûr pas été invité !). Force est de reconnaître que tous ces objectifs ont été atteints.

    J’ai eu le tort, dans un entretien précédent, de parler de réactions spontanées. Celles auxquelles ont eu droit les journalistes de Charlie Hebdo – mais non le malheureux otage français Hervé Gourdel décapité en Algérie trois mois plus tôt – ont en réalité été mises en forme par les injonctions sociales et médiatiques, la grande fabrique postmoderne des affects et des émotions. Il faudrait un livre entier pour analyser dans le détail ce coup de maître qui a permis, en l’espace de quelques heures, de récupérer la colère populaire au bénéfice d’une adhésion « républicaine » à l’idéologie dominante et d’une « union nationale » avant tout destinée à redresser la courbe de popularité du chef de l’État. La classe politique gouvernementale apparaît ainsi comme la principale bénéficiaire de la légitime émotion soulevée par les attentats.

    On a enregistré ces derniers jours une recrudescence des actes antimusulmans (attaques contre des mosquées, etc.). Cela vous surprend ?

    Cela me surprend d’autant moins que les attentats sont faits pour ça : stimuler une islamophobie que les terroristes djihadistes considèrent comme un « vecteur de radicalité » privilégié. Les terroristes islamiques adorent les islamophobes. Ils souhaitent qu’il y en ait toujours plus. Ils savent que plus les musulmans se sentiront rejetés par les non-musulmans, plus ils pourront espérer les convaincre et les radicaliser. Les djihadistes assurent qu’ils représentent le « véritable islam », les islamophobes leur donnent raison en disant qu’il n’y a pas de différence entre l’islam et l’islamisme. Que les premiers commettent des attentats alors que les seconds verraient plutôt sans déplaisir se multiplier les pogroms contre ceux qui « rejettent le mode de vie occidental » (le sympathique mode de vie mondialisé de la consommation soumise) n’y change rien. Les islamophobes sont les idiots utiles de l’islamisme radical.

    À l’époque de la guerre d’Algérie, que je sache, on ne faisait pas grief aux harkis d’être musulmans, et l’on ne s’étonnait pas non plus qu’il y ait des mosquées dans les départements français d’Alger, d’Oran et de Constantine. Pour ma part, je ne ferai pas aux terroristes islamistes le cadeau de devenir islamophobe. Et je ne fantasmerai pas non plus sur la « France musulmane » comme Drumont fantasmait sur La France juive (1885), en associant mécaniquement islam et terreur comme d’autres associaient naguère les Juifs et l’argent.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 18 janvier 2015)

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